Rafiki : rencontre avec Wanuri Kahiu, réalisatrice du film LGBT censuré au Kenya
Premier film kenyan sélectionné au Festival de Cannes, “Rafiki” a fait couler beaucoup d’encre, en raison de sa censure au Kenya, motivée par l’homosexualité de ses deux héroïnes. Rencontre avec la réalisatrice Wanuri Kahiu.
AlloCiné : 4 mois après la présentation de votre film Rafiki à Cannes, une première pour un film kenyan, quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?
Wanuri Kahiu, réalisatrice : Le tapis rouge, c’est mon meilleur souvenir. La chose dont j’avais hâte et à laquelle je ne pouvais m’empêcher de penser était cette impatience d’être sur le tapis rouge, où nous célébrerons de jeunes femmes africaines. C’est tellement important d’être perçues comme des personnes pouvant réaliser, même si nous venons de petites communautés de cinéma. De voir des femmes, des jeunes femmes ayant la possibilité de créer, créer du travail qui est reconnu sur le plan mondial. C’était la chose la plus importante pour moi. C’est la chose à laquelle je me suis raccrochée, avant même de faire le film. Je n’arrêtais pas de penser à ce moment, au fait de célébrer ce film et montrer au monde que nous faisons des films en tant qu’africains.
Montrer au monde que nous faisons des films en tant qu’africains
D’autant qu’il s’agissait d’une année spéciale à Cannes avec cette grande montée des marches 100 % féminine. Y avez-vous participé ?
Oui. Il y avait plus de 80 femmes. Certaines ne se connaissaient pas entre elles, mais nous nous tenions toutes la main, nous faisons partie de la même industrie. C’était très émouvant, les gens pleuraient. Et en montant les escaliers, en se tenant la main, vous pouviez regarder par-dessus votre épaule et voir d’autres femmes en pleine ascension, derrière vous, et devant aller de l’avant. C’était une telle métaphore de cette habilité pour nous de s’élever, d’entraîner d’autres personnes avec nous. C’était incroyable. J’étais tellement émue.
Après Cannes, comment s’est passé votre retour au Kenya ? C’est un retour qui pouvait être risqué, compliqué pour vous…
Avant d’aller à Cannes, le responsable de la classification des films menaçait de m’arrêter, ce qui est très inconfortable et effrayant. Mais je crois que grâce à Cannes et de tout l’amour que l’on y a reçu, quand nous sommes revenues, c’était plus facile de revenir à la maison et c’était plus facile pour les gens d’accepter. Même si tout le monde n’approuvait pas, c’était plus facile pour eux d’accepter le fait que nous avions fait un film qui recevait un accueil international. Ca nous a mis plus en sécurité et j’en étais heureuse.
L’interdiction du film va à l’encontre du droit constitutionnel
Au moment où nous parlons, le film est-il toujours interdit au Kenya ? [Ndlr, quelques jours après, une levée temporaire de l’interdiction du film a été annoncée]
Oui. Notre constitution dit que nous avons la liberté d’expression et de créer. L’interdiction du film va à l’encontre du droit constitutionnel. C’était incroyablement important pour nous de répliquer, pas moi toute seule, mais tout un groupe d’artistes qui s’est uni pour pouvoir dire non, que ce n’est juste, qu’assez, c’est assez ! Nous croyons en notre droit constitutionnel de créer. Nous croyons que c’est important pour nous de créer. Dans ce but, nous œuvrons pour que les droits de notre constitution prennent le pas sur la loi qui a censuré notre film, qui est une loi coloniale, créée avant que notre constitution ne soit mise en place.
Quand saurez-vous si on vous donne raison ?
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C’est un cas constitutionnel donc ça pourrait prendre des années.
Et bien sûr, vous avez fait ce film pour qu’il soit vu dans le film, mais aussi précisément au Kenya…
Oui, c’est incroyablement décevant que votre film ne puisse pas être vu par le public premier auquel il s’adresse. C’était la chose la plus dure. De même que d’interdire le film, pour la commission de classification, c’était comme dire « ces gens n’existent pas. Les lesbiennes n’existent pas. Les relations entre personnes du même sexe n’existent pas et ne sont pas acceptées. C’est si inacceptable qu’on ne peut même pas en parler ». C’était la chose la plus dévastatrice, d’essayer de limiter la visibilité de ces personnes, que vous ne devriez pas être vus à cause de qui vous êtes. C’est la chose la plus atroce que vous pouvez faire à un être humain.
C’était la chose la plus dévastatrice, d’essayer de limiter la visibilité de ces personnes, que vous ne devriez pas être vus à cause de qui vous êtes
Il n’y a aucun autre moyen pour le public kenyan pour voir le film, par exemple sur Internet ?
Non, seulement en dehors des frontières du pays. Ce n’est pas possible sur Internet car nous pourrions être arrêté. La loi dit qu’il n’est pas possible d’exposer, diffuser, distribuer ou posséder. Si qui que ce soit était surpris en possession du film, il pourrait être arrêté. On ne voudrait pas que cela soit associé au film. Nous faisons notre maximum pour qu’on ne puisse pas le trouver dans le domaine public, sur Internet.
Quel est le message principal que vous avez souhaité apporter au public ?
Je voulais pouvoir dire que l’amour est de l’amour quel que soit l’endroit d’où vous venez, de votre sexe, du genre que vous êtes. L’amour, c’est de l’amour. Si l’amour vous choisit, vous devez vous prouver que vous en êtes digne. Il faut être courageux en amour. Peu importe de qui vous êtes amoureux. Il faut du courage pour se dire « je veux être avec cette personne », même si on me provoque, même si on m’irrite, vous devez choisir d’être avec cette personne et cela demande du courage. Peu importe qui vous rencontrez ou comment vous le/la rencontrez, “love is love”. C’est le droit humain le plus essentiel, que ce soit écrit ou non, que ce soit reconnu ou non.
Une question toute simple : d’où vous vient votre désir de réaliser des films ?
Je me souviens d’un cinéaste à qui l’on a posé cette même question et il a dit : si vous demandez à un mille-pattes comment il marche, il trébuchera. Je pense la même chose. Je ne sais pas d’où ça vient, je sais juste que j’étais née pour faire ça. J’ai le sentiment d’accomplir la destinée de mes ancêtres en racontant des histoires.
J’ai le sentiment d’accomplir la destinée de mes ancêtres en racontant des histoires
Je raconterai parfois des histoires qui dérangent, que parfois la société ne veut pas entendre. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je suis moins une raconteuse d’histoire. J’ai le sentiment que c’est mon destin de faire ça, et j’ai toujours voulu faire ça. C’était mon premier amour, avant toute chose. Je l’ai su quand j’avais 16 ans et ça n’a pas changé. Quand j’ai su que c’était possible de faire du cinéma et de la télé, c’est la seule chose que je voulais faire.
Vous souvenez-vous de films qui ont été importants pour vous ?
Il y en a tellement ! Mais pour Rafiki, j’ai regardé des films de Mélanie Laurent, Respire mais aussi Les Adoptés, j’ai vraiment beaucoup aimé ces deux films. Elle a une approche si tactile, c’est comme si vous étiez à l’intérieur de leur relation. C’est très viscéral. Je l’apprécie vraiment en tant que cinéaste. Selon les projets, je m’intéresse à différents cinéastes. C’est clairement quelqu’un qui a influencé ce film.
Y a-t-il d’autres cinéastes français qui vous ont influencé ?
Marcel Camus qui a fait Orfeu Negro. C’est un film très ancien, mais qui est plein de joie et d’amour, et j’ai aimé sa façon de l’aborder.
Vous évoquiez cette impression d’être à l’intérieur de la relation en parlant du travail de Mélanie Laurent et c’est justement quelque chose qui est frappant et touchant dans votre film, cette façon de nous embarquer. Il y a également un contraste entre ces scènes où les filles sont réunies, comme si elles étaient seules au monde…
Comme si elles étaient dans une bulle… Oui, on a travaillé sur ça, y compris avec le travail sur la couleur et le son. Créer un monde différent quand elles sont ensemble, différent du reste du monde. Les couleurs sont plus douces, pastel. Les sons sont plus feutrés, les rues moins bruyantes. On voulait montrer comme un sens de la liberté quand elles sont ensemble. Cette liberté s’exprime dans le silence et la quiétude.
Une autre chose importante est l’alchimie qui opère entre ces deux femmes, quelque chose qui devait beaucoup compter lorsque vous avez fait votre casting…
Cela a beaucoup à voir avec le jeu. Malgré ce que vous ressentez l’un pour l’autre, vous devriez pouvoir communiquer votre amour au personnage en face duquel vous vous trouvez. Nous avons aussi eu un super coach qui venait des Pays Bas. Elle nous a montré plein de façons de jouer, s’approprier l’espace et créer de l’intimité entre elles.
La musique qui est très belle joue beaucoup aussi. Est-ce que ces chansons ont été composées pour le film ?
Toute la musique existait déjà. Ce qui était vraiment important pour moi était d’avoir une bande-son 100 % féminine. Et en plus de ça, il ne s’agit que de femmes qui ont moins de 35 ans. Tous les musiciens ont été très généreux avec leur musique. Ils ont accepté de réenregistrer certaines musiques. Nous sommes très fiers à présent que la BO soit disponible à la vente. La vie du film continue dans un espace différent.
Une voie dans laquelle j’aimerais persévérer, c’est d’avoir des personnages féminins forts
Avant ce film, vous aviez réalisé un film de science-fiction. Vous avez envie d’explorer différents genres…
Absolument. Je suis cinéaste et j’ai envie de pouvoir raconter différentes histoires dans différents contextes. Mais une voie dans laquelle j’aimerais persévérer, c’est d’avoir des personnages féminins forts. C’est très important de pouvoir faire ça. C’est ça qui va changer le monde selon moi. Et en plus de ça, c’est très important que les gens de couleur que l’on voit dans mes films soient des personnes pleines de luminosité et de joie. C’est une autre façon de changer le monde.
Si l’on voit des gens qui ont été aussi souvent montrés comme étant pauvres, appauvries, ou en souffrance, ou en guerre l’un contre l’autre, si on commence à les montrer avec de l’amour, de la joie, de l’espoir, alors on voudra s’associer à eux. Des personnes noires voudront aussi travailler avec d’autres personnes noires si elles voient que leur expérience peut être joyeuse et pas seulement source de souffrance. Ce sont des choses très importantes pour moi, d’avoir une façon belle, honorable et respectueuse de dépeindre des personnes noires et d’avoir une façon belle, honorable et respectueuse de dépeindre les femmes.
C’est incroyablement important de montrer des voix différentes et des personnes différentes
Avec le succès d’un film comme Black Panther, il s’est dit qu’Hollywood allait mettre davantage en avant la diversité dans les rôles principaux, avoir davantage d’histoire avec des héros noirs. Pensez-vous que les choses sont effectivement en train de changer ?
Oui, je l’espère vraiment. Je l’espère vraiment, vraiment. Il y a tellement d’histoires à raconter, il y a tellement de personnes de couleur qui peuvent commencer à raconter ces histoires. C’est incroyablement important de montrer des voix différentes et des personnes différentes. On peut sentir qu’on fait partie d’un groupe de gens dans toute leur diversité. Si on ne voit qu’une seule catégorie d’être humains, et qu’on vous fait ressentir qu’un groupe est plus important que l’autre, mais si l’on voit plein de personnes différentes, alors on pourra les prendre en considération de la même façon que tout le monde. Je ne peux pas dire autrement comment cela est important. C’est la seule façon de coexister en tant qu’êtres humains.
J’ai lu que vous aviez déjà d’autres projets…
Je travaille sur différents projets. L’un d’entre eux est une courte histoire de science-fiction, que j’ai co-écrit avec une amie, et actuellement nous adaptons ce texte pour un média audiovisuel. Il y a d’autres choses en cours qui m’excitent beaucoup. J’ai hâte de pouvoir les partager par la suite.
La bande-annonce de Rafiki, en salles ce mercredi :
Rafiki Bande-annonce VO
Propos recueillis par Brigitte Baronnet le 14 septembre 2018 à Paris